GOÛTER AU COIN DU FEU
Il faisait nuit, je me présentais devant la porte. J’avais marché longtemps après mon arrivée en gare d’Aberdeen car il n’y avait plus aucun bus ou taxi pour me transporter jusqu’à ma destination finale.
La traversée du bois voisin, sombre et noir comme le fond de l’océan, m’avait glacé le sang. Je crois que je n’y avais pas entendu un seul bruit, pas un son, comme si le moindre animal ou insecte se taisait par peur de réveiller une bête horrible. Mes oreilles et mon nez quant à eux étaient gelés par le frimas, ce monstre brumeux qui épaississait les premières nuits de l’année du comté de Grays Harbor, parvenant à être plus froid que l’hiver lui-même.
C’est exactement comme cela que j’avais imaginé mon arrivée ici, et c’est pourquoi j’avais toujours remis à plus tard cette visite chez l’oncle Paul, un Français émigré dans l’état de Washington après la guerre. Nous n’avions pas pour habitude d’aller vers le nord quand nous prenions quelques jours de repos, la seule chose que nous aimions dans cette région c’était que Kurt Cobain y était né.
Mais la mort de Dorian avait changé nos vies et je devais rencontrer Paul.
J’aurais pu rester longtemps devant cette porte à repenser aux derniers mots de Dorian, à imaginer le visage de son oncle qui savait déjà la nouvelle et ses conséquences. Mais la lumière chaude qui traversait les volets de la maison me rappela combien le froid me pinçait, et je me décidais à sonner enfin.
La porte s’ouvrit et je découvris Paul, que je n’avais jusqu’alors vu qu’en photo. Bien qu’un peu usé par la vie, son visage était illuminé d’un sourire au moins aussi chaleureux que l’âtre derrière lui. L’odeur de feu de bois se mélangeait à celle d’un gâteau à l’orange et cannelle. Nous allions parler de Dorian et de son projet qu’il fallait poursuivre, mais avant il m’offrit de goûter son pudding au coin du feu, me promettant qu’il saurait réchauffer mon corps. A défaut de réchauffer mon cœur.
Sevy Næj
01.2017